
La théorie des cuillères ou comment un élève a chamboulé ma carrière…
Il y a des élèves qui nous marquent plus que d’autres au cours de notre carrière et certains qui lui font prendre une autre direction ou nous chamboulent profondément.
C’est le cas de R. un élève arrivé en cours d’année dans ma classe de CE2 il y a 5 ans. R. n’était pas nouveau dans l’établissement, il était scolarisé en CE1 et bénéficiait de l’aide d’une AESH.. R. est autiste Asperger et présentait des troubles du comportement importants, il lui arrivait de se faire mal, il déchirait ses cahiers ou ceux des autres, pouvait également s’en prendre au matériel de classe, aux affichages voire faire disparaître des objets lors de ses « crises ».
Ces moments difficiles étaient fréquents, déclenchés par une contrariété parfois perceptible par l’entourage et parfois pas du tout car il ne réagissait pas forcément comme on l’aurait fait face à certaines situations.
Venant au départ pour des décloisonnements en histoire notamment, sa matière de prédilection : R. était calé comme jamais sur les dinosaures, leur ère d’apparition, de disparition, quelle espèce avait côtoyé telle autre, qui mangeait qui et autres affinités jurassiques, il est finalement resté dans ma classe en accord avec ses parents, l’équipe et lui-même bien entendu.
Un lien affectif très fort s’est tissé entre lui et moi, je ne saurais l’expliquer mais un besoin viscéral de le comprendre pour l’aider à s’épanouir m’a alors envahie. Je ne connaissais rien à l’autisme Asperger. Je me suis donc documentée, lisant beaucoup pour parvenir à décrypter un peu ce drôle de loustic qui parlait comme un livre, avait besoin de calme, ne supportait pas l’imprévu ni le stylo rouge dans ses cahiers pour la correction.
Au fil de mes lectures, j’ai appris que la plupart des Asperger sont très sensibles aux bruits environnants, à la lumière, peu enclins aux échanges non programmés, aussi simples soient-ils comme des balivernes autour du temps qu’il fait ou du repas de la cantine.
Les séances de piscine par exemple, mettaient R dans une angoisse telle qu’il s’arrangeait pour faire disparaître son sac de piscine avant chaque séance ! S’en suivait une fouille archéologique massive et pas toujours fructueuse… La piscine était en fait un lieu concentrant énormément de désagréments pour lui : atmosphère assourdissante, températures fluctuantes…
Bref, avec le temps et en tâtonnant, j’ai compris ce qui lui convenait concernant les « conditions externes ». Me restait l’épineux problème de sa propre disponibilité qu’il ne pouvait pas toujours verbaliser et qui parfois, pouvait mener à une surcharge cognitive. Il se braquait alors sur l’activité en cours et son AESH et moi avions toutes les peines à le calmer.
Un soir au gré de mes divagations réflexives sur la toile je suis tombée sur la vidéo de Julie Dachez, docteure en psychologie sociale, conférencière et militante française pour les droits des personnes autistes. Diagnostiquée autiste asperger à 27 ans, elle exposait dans cette vidéo la théorie des cuillères de Christine Miserandino. Cette femme atteinte d’un lupus a entrepris un jour d’expliquer sa fatigabilité chronique en partant d’une réserve de petites cuillères disponibles en début de journée et épuisable petit à petit pour des activités et tâches du quotidien qui ne coûteraient rien ou peu à un sujet bien-portant.
Dans sa vidéo, Julie a transposé cette théorie au syndrome Asperger et je me souviens l’avoir regardée en me disant « Wahou !! Je comprends mieux ci ou ça pour R ! »
Voici la vidéo :
Et cette fameuse théorie des cuillères :
Le lendemain matin, de retour en classe, durant l’installation des enfants et la mise en route, je racontais à l’AESH le contenu de cette vidéo. A la fin de mon explication, R. qui était à côté en train de copier ses devoirs sans avoir perdu une miette de tout ce que je venais d’exposer, m’a dit :
« Eh bah maitresse, si on devait parler en cuillères là je serais déjà à -4 »
Les yeux ronds comme des soucoupes, je lui ai alors demandé :
« R. tu as compris ??? Ce système te parle ? Tu veux qu’on essaie ? »
Il était totalement partant, aussi le lendemain je suis revenue avec mes cuillères et 2 feuilles A3 plastifiées : une verte pour l’énergie pleine et une rouge pour décharger l’énergie.
Aucun outil n’est révolutionnaire, entendons-nous, et ce qui conviendra à un élève ne conviendra pas à un autre nous le savons tous. Mais en l’occurrence ici, ce système visuel nous a beaucoup aidés tous les 2. R. pouvait concrétiser et verbaliser ses pertes d’énergie, je pouvais les comprendre (par exemple la récréation bruyante pleine d’interactions non prévues semblables à des intrusions dans sa bulle pouvait lui coûter 2 à 3 cuillères, aussi prenait-il un livre parfois pour s’isoler) et nous pouvions donc nous entendre sur les temps de travail ou de pause acceptables pour lui et moi au sein de la classe.
Ses petites cuillères sont parties avec lui dans la classe suivante et il a fini par ne plus en avoir besoin en CM2 🙂
Je pense que cet outil de jauge de la fatigabilité d’abord applicable à des maladies chroniques peut finalement être transposé à tout élève à besoin, temporairement ou durablement et c’est la raison pour laquelle je vous en parle.
J’ai des nouvelles de R. depuis qu’il est au collège et cela se passe bien pour lui, les grosses crises appartiennent au passé.
Il dit souvent que je l’ai énormément aidé mais il ne mesure pas à quel point il m’a fait progresser dans mes pratiques…

